Il n’y a pas de crise des médias?

Le 17 avril 2010

Selon Andreas Kluth, journaliste et blogueur américain, il n'y a pas de crise des médias car nous n'avons jamais été aussi bien informés. Un point de vue biaisé par rapport à la réalité de la pratique de l'internaute lambda.

La crise des médias, on nous en rebat les oreilles depuis quelques année, stigmatisation d’Internet à l’appui. Même qu’il y a un blog qui s’appelle comme ça.
En fait, il n’y a pas de crise des médias, car nous n’avons jamais été aussi bien informés, sauf pour les journalistes qui perdent leur emploi et ceux qui ont des intérêts dans le secteur. C’est la conclusion d’Andreas Kluth, journaliste, blogueur, après une analyse diachronique de ses habitudes en matière de consommation de médias, traduit ci-dessous.

Mais suis-je bête, comment n’ai-je pas pu faire la même analyse avant ? Peut-être parce que je suis journaliste, profession nombrilisme encline à s’auto-apitoyer sur son sort ? ;-)

Voilà pour la réaction initiale. Mais l’analyse était trop brillante pour ne pas être biaisée. Le hic c’est qu’Andreas Kluth est tout sauf un internaute lambda. Il n’a jamais été aussi bien informé car il sait s’informer. Ok le fil RSS est un outil génial à cet effet. C’est vrai les blogs passionnants, les revues spécialisées sont légion sur la Toile. Mais soyons lucide : quel pourcentage de la population a la connaissance et la maîtrise de ces outils et contenus ? Oui, potentiellement il n’y a pas de crise des médias. Dans la réalité de la pratique, c’est autre chose. Ce n’est pas pour autant une raison de se désoler. Nous avons demandé à deux spécialistes de l’éducation aux médias, Divina Frau-Meigs et Bruno Devauchelle, de réagir à ce billet et d’apporter des pistes pour que la réalité d’Andreas Kluth soit celle de la majorité.

> “Tourner l’apathie citoyenne actuelle en activisme citoyen”

> Permettre à tous les jeunes de s’insérer dans la société telle qu’elle devient

Mes habitudes de média changent (ou : il n’y a pas de crise !)

Il y a plus de trois ans – trente ans, me semble-t-il -, j’ai écrit un reportage divisé en huit chapitres pour The Economist, dans lequel j’essayais d’imaginer le futur des médias. (cliquez ici, pour ceux qui sont abonnés)

J’y expliquais que nous (la société) étions à mi-chemin d’une transformation aussi importante que celle entamée avec l’imprimerie de Gutenberg au cours de la Renaissance. Une ère médiatique était en train de se terminer, l’autre commençait :

• Ancien : les entreprises de médias produisent du contenu et en captent, l’audience passive la consomme.
• Nouveau : chacun produit son contenu et le partage, le consomme et le remixe.
• Ancien : les entreprises de média font la leçon au public (d’une personne à la multitude).
• Nouveau : le public entretient la conversation en son sein (de la multitude à la multitude).Pour vous montrer à quel point trois années peuvent être longues, considérez :
• J’avais inclus des podcasts dans mon reportage pour The Economist. C’était les tout premiers podcasts, un mot que de nombreux rédacteurs en chef à Londres n’avaient encore jamais entendu. Aujourd’hui, nos podcasts sont parmi les plus populaires sur iTunes.
• Durant mes recherches pour le reportage, j’ai entendu le mot “Youtube” pour la première fois (la compagnie venait juste d’être fondée). Quand j’ai envoyé le reportage au rédacteur en chef, il contenait une seule référence à YouTube. Quatre (!) semaines plus tard, quand le reportage fut publié, YouTube était déjà devenu le plus grand sujet de l’année (2006).
• Je n’avais jamais entendu parler de Facebook (sans parler de Twitter). Etc.

Comment j’utilise les médias aujourd’hui

Tout cela semble pittoresque maintenant, c’est pourquoi j’ai pensé que je pourrais vous montrer comment mes habitudes personnelles en matière de médias ont changé depuis mon reportage, puis répondre à quelques questions :
• Mes prévisions tiennent-elles la route ?
• Comment pourrais-je les peaufiner ?
• Y a t-il une “crise” des médias ?

1) Plus d’efficacité dans ma vie professionnelle

En 2006, j’étais encore abonné à beaucoup de journaux et de magazines papier, comme tous les journalistes, afin de suivre ce que faisait “la concurrence” et de rester informé. Ses choses s’empilaient sur le sol et je me sentais coupable…
Aujourd’hui, je n’ai plus aucun abonnement papier ! J’ai précisément deux abonnements électroniques sur mon Kindle, à un journal (le New York Times), et à un magazine (The Atlantic).

J’utilise le Kindle le matin avec mon café pour me tenir au courant des principaux titres, les informations de masse. Ça détend. Cela prend à peu près quinze minutes. Plus tard dans la journée, si je conduis, j’écoute NPR dans la voiture. Cela représente la totalité de ma consommation de médias « mainstream » à travers leur canaux de distribution classiques. Je ne possède pas de télé.

Après avoir posé mon Kindle, mon travail commence. Ce qui signifie que j’ouvre mon propre « journal » personnel, mon lecteur de flux RSS. Voici à quoi cela ressemblait hier :

Dans mon lecteur RSS, je mixe des flux provenant de médias classiques avec la “longue traîne” de l’information: du LA Times aux petits blogs sur la politique californienne en passant par d’obscurs outils de recherche comme le Public Policy Institute of California.
Ce qu’il faut noter ici, c’est que j’ai:
1- Désassemblé de nombreuses publications et sources d’information disparates, y compris des sources qui ne sont pas considérées traditionnellement comme de l’information, et que je les ai
2-assemblées comme moi seul le peut pour favoriser ma propre productivité. J’ai donc remplacé les “rédacteurs en chef” et ne les autoriserai plus jamais à influencer cette partie de ma vie.

Je passe sans doute une heure à peu près à lire mon lecteur de flux RSS. Ce n’est pas si relaxant. Je considère que c’est du travail. C’est une plongée profonde dans la matière dont j’ai besoin pour couvrir mon sujet (l’Ouest des États-Unis). Je ne me soucie pas de traduire ou de classifier quoi que ce soit car je taggue les items, en sachant que je pourrai les rechercher plus tard. (Et oui, cela signifie que mon bureau est désormais sans papier). Parfois, j’appuie sur “partager” et mon rédacteur en chef peut voir ce que je lis.

Ensuite je suis prêt pour la journée et j’enchaîne sur : a) effectuer des recherches pour mes articles et b) prendre des pauses de bureau occasionnelles pour m’amuser avec les autres médias.

2) Ma vie intellectuelle : du “curating” social

Dans ma vie privée (ie non-Economist), je vis essentiellement la vision que j’avais esquissée dans mon reportage. Ce qui veut dire que je suis simultanément le public pour d’autres producteurs “amateurs” de contenus et un producteur amateur moi-même. Ce qui est une façon alambiquée de dire :

> Je blogue -ici même- pour des motivations qui ne sont pas le moins du monde commerciales et

> Je lis d’autres blogs pour être stimulé intellectuellement et
> je poste occasionnellement sur mon profil Facebook et
> je jette un coup d’oeil aux mises à jour des comptes Facebook de personnes que je connais.

Grâce au blog, à Facebook et au médium démodé qu’est l’email, j’ai désormais un système de curation sociale spontané, non-planifié mais remarquablement efficace et sur-mesure pour mon contenu médiatique.

Je peux facilement passer une heure ou deux par jour juste à suivre les liens que vous les gars, ie les lecteurs de mon blog, fournissez. La plupart d’entre vous sur ce blog ne m’avez jamais rencontré en personne mais vous avez pu vu faire une idée asez précise de mes goûts intellectuels, et vous fournissez des liens qui sont, pour la plupart, étonnamment pertinents. Parfois, vous faites remonter des articles ou des papiers publiés dans des journaux obscurs que je n’aurais jamais découverts dans la précédente ère médiatique.

Sur Facebook, je trouve que les connections sont de nature opposée: je connais dans la “vraie vie” la plupart de mes “amis”, mais beaucoup ont une connaissance plus faible de mes goûts intellectuels que les lecteurs de mon blog.

Toutefois, mes amis sur Facebook sont dans mon cercle social, donc leurs liens tendent aussi à être obscurs, risqués, ironiques, ou limités, plus intéressant ou profitable que n’importe quel contenu que les entreprises de médias me servaient sous la précédente ère. Il y a dix ans par exemple, je n’aurais sans doute jamais vu cet étonnant artiste ukrainien faire une oeuvre de sable sur l’invasion nazi dans son pays:


Les choses à noter ici :

> Mes curateurs sociaux désassemblent et assemblent également les sources de contenus. Ils mixent des clips de Jon Stewart (média mainstream, commercial), avec des ensembles musicaux maison (amateur, non-commercial), dans un flux médiatique sur-mesure.

> Mes amis en ligne et hors ligne sont donc devenus ce que les rédacteurs en chef étaient et ils sont bien meilleurs dans ce domaine que leurs prédécesseurs assemblées en conglomérat médiatique ne l’ont jamais été. Je n’autoriserai plus jamais les vieux éditeurs à s’immiscer dans ma vie.

> Il va sans dire que je “time-shift” et “place-shift”, ce qui est juste une façon alambiquée de dire que je “consomme” ce contenu où et quand je veux (ordinateur portable + iPhone).

3) Mon média intime

Cette strate finale est ce que Paul Saffo appelle dans mon reportage le média “personnel”. Ce sont les médias produits par les membres de ma famille et des amis très intimes pour des publics bien définis et restreints.

Ex : des photos de bébé et des clips sur mon site familial privé. Le site est protégé et seuls les grands-parents et les amis très proches ont un accès. La motivation est donc opposée à celle des médias traditionnels.

> L’audience est maintenue restreinte de façon délibérée (alors que les compagnies de média veulent de larges audiences).
> Le but est de partager et préserver les mémoires personnelles.

Parce que l’édition et le partage d’un tel média intime sont beaucoup plus faciles que cela jamais, je passe beaucoup, beaucoup de mon temps consacrés aux médias immergés dedans. Où est-ce que je trouve ce temps ? Facile. Clay Shirky dit depuis des années : “nous avons un surplus de temps, une fois que nous sommes débarrassés de tous les trucs inutiles dans nos vies”.

Conclusion

Donc pour répondre à mes trois questions :

> Est-ce que ma thèse de 2006 est toujours valable? Je crois que oui. Nous avons tous l’équivalent de plusieurs imprimeries de Gutenberg dans nos poches et dans nos ordinateurs portables, et nous les utilisons pour raconter des histoires aux autres comme jamais auparavant.

> Est-ce que je changerai quelque chose ? J’accorderai plus d’attention à la vidéo et à l’audio qu’au texte dans le mix.

> Y a t il une crise des médias ? Non !

C’est peut-être ce dernier point qui peut surprendre. Je suis dans une position inhabituelle en ce que je suis à la fois un auteur amateur et professionnel. Donc je dois être au courant que l’industrie de l’information se meure, non ?

Je suis en effet au courant qu’elle se réduit. Mais est-ce cela le problème ? Il y a en effet deux crises :

1. Une crise de l’argent et des profits pour les possesseurs de capitaux dans les médias.
2. Une crise de l’emploi chez les journalistes.

Mais ce sont deux aspects dont le reste de la société n’a pas besoin de se soucier. Pour la société dans son ensemble, je crois qu’il n’y a pas de crise, une fois que nous avons cessé d’être hystérique et examiné nos habitudes en termes de médias.

Ce que j’ai découvert dans mon comportement médiatique personnel, c’est que je suis aujourd’hui mieux informé que je ne l’ai jamais été. Mais la plupart de l’information que je consomme ne vient pas de journalistes.

À la place, beaucoup, beaucoup provient maintenant d’universités et de think tanks dans mon lecteur de flux RSS et de iTunes University, de scientifiques et de penseurs et autres experts à des conférences tel que TED, et de vous, vous êtes un pool de rédacteurs en chef choisis par moi-même et donc qualifié.

Si je parle uniquement comme consommateur de média et citoyen, je crois qu’il n’y a pas de crise des médias, en fait nous entrons dans une seconde Renaissance.

> Billet initialement publié sur The Hannibal Blog, déniché sur Transnets, traduction Sabine Blanc et Guillaume Ledit.

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