Le mauvais procès du gardien de la paix

Le 22 mai 2012

Ce mardi 12 mai, le Tribunal de grande instance de Paris juge le commandant de police Philippe Pichon, mis à la retraite d'office pour avoir aidé un journaliste à porter sur la place publique les problèmes posés par le Système de traitement des infractions constatées (STIC), le plus gros de tous les fichiers policiers français. L'homme se définit comme un gardien de la paix, au sens propre.

68% de la population française figure dans le Système de traitement des infractions constatées (STIC), le plus gros des fichiers policiers français : 44,5 millions de personnes en tant que “victimes“, 6,5 millions en tant que “mis en cause” ou “auteurs” de crimes ou délits, et donc “suspects“, quand bien même ils aient, depuis, été innocentés (voir “Le cadeau empoisonné des fichiers policiers“).

Mais ni Nicolas Sarkozy, ni Robert Pandreau, Charles Pasqua, Patrick Balkany, Jean-Charles Marchiani ni Roland Dumas n’y sont fichés… alors même qu’ils ont tous pourtant été, soit “mis en cause” -voire même inculpés-, soit “victimes“, et qu’ils devraient donc logiquement être fichées à ce titre, et comme tout le monde, dans le STIC.

Cette étonnante découverte a été faite par Philippe Pichon, ce commandant de police de 42 ans mis à la retraite d’office pour avoir osé dénoncer les dysfonctionnements et problèmes posés par le STIC (voir “Un flic pourfend le système“).

Un flic pourfend le système

Un flic pourfend le système

Le système STIC, le plus gros des fichiers policiers, fiche la moitié de la population française, sans cadre légal. Le ...

Philippe Pichon avait plusieurs fois alerté sa hiérarchie, en vain. Il avait également “évoqué la possibilité de s’en ouvrir à la presse ou dans un cadre universitaire“. Faute de réponse, il se décida enfin à répondre favorablement à la requête d’un journaliste de Bakchich.info, Nicolas Beau, qui lui avait demandé de lui transmettre les fiches STIC de Jamel Debbouze et Johnny Halliday. Le scandale autour du fichier EDVIGE venait d’éclater, et l’opinion publique commençait à s’inquiéter des problèmes posés par les fichiers policiers.

Après avoir pris soin de contacter les agents de Jamel et Johnny, “qui n’avaient pas manifesté d’opposition” à la publication de leurs fiches, Bakchich.info publia leurs fiches STIC afin de dénoncer la présence de nombreuses données qui n’auraient jamais du, légalement, y figurer. L’article, “Tous fichés, même les potes de Nicolas Sarkozy“, s’étonnait par ailleurs de l’absence de fiche STIC pour Charles Pasqua :

La République irréprochable de Sarko est en marche. Tous égaux, tous fichés ! A une réserve près. Au STIC, les politiques semblent mieux traités. La plupart de ceux qui ont été égratignés par la justice n’apparaissent guère dans le fichier. Ainsi Charles Pasqua, entendu de nombreuses fois lors des dossiers de l’Angolagate, des casinos et autres, n’apparaît pas dans le STIC.

La liste des autres personnalités politiques étrangement absentes du fichier STIC figure dans l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel de Philippe Pichon, qu’Owni a pu consulter.

Un fichier unanimement critiqué

Le cadeau empoisonné des fichiers policiers

Le cadeau empoisonné des fichiers policiers

Truffé d'erreurs, le plus gros des fichiers policiers va être fusionné avec le plus gros des fichiers de la gendarmerie au ...

Ce mardi 22 mai 2012, la 17ème chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris ne discutera pas tant de l’illégalité du STIC, mais de la mise en examen de Philippe Pichon, pour “détournement d’informations à caractère personnel“, “violation du secret professionnel” et “accès frauduleux à un système automatisé de données“.

Un an et demi plus tard, et suite à l’article de Bakchich.info, le Service central de documentation criminelle (SCDC), à même de “tracer” l’accès au STIC, identifia 610 fonctionnaires ayant interrogé le STIC au sujet de Jamel, 543 pour Johnny et, respectivement, 24 et 16 fonctionnaires ayant imprimé leurs fichiers.

Mais seuls deux policiers avaient imprimé les deux fiches concernées : Philippe Pichon, et une gardienne de la paix, qui expliqua avoir oeuvré par “ennui“, qu’elle comblait en lisant la presse à scandale, ce pour quoi elle avait consulté les fiches STIC de 80 personnalités du show biz, et imprimé 24 d’entre-elles.

Au magistrat instructeur qui l’interrogeait à ce sujet, Philippe Pichon évoqua un “geste citoyen” destiné à rendre public les nombreux dysfonctionnements du STIC. Pour William Bourdon, son avocat, il s’agirait même d’un “cri d’alarme” entraîné par le “refus de son supérieur hiérarchique de veiller à une stricte et légaliste utilisation du STIC“. Plutôt que de chercher à corriger les problèmes du STIC, sa hiérarchie avait en effet décidé d’infliger à Pichon une “mutation sanction“.

Or, et pour justifier le refus de confronter Philippe Pichon à son ancien supérieur hiérarchique (qui, le décrivit comme son “ennemi personnel“), le juge d’instruction expliqua qu’elle ne serait pas utile à la manifestation de la vérité dans la mesure où “l’un et l’autre conviennent de dysfonctionnement concernant l’utilisation du STIC“…

Dans un autre article, intitulé “Le fichier STIC inquiète les patrons de la police“, Nicolas Beau et Xavier Monnier révélaient d’ailleurs le contenu de deux circulaires émanant de la Direction générale de la Police nationale (DGPN) dénonçant les “nombreuses erreurs contenus dans le STIC“.

Dans son ordonnance de renvoi, le juge d’instruction reconnait même que ce fichier “a été unanimement critiqué et l’est encore notamment par la CNIL qui avait relevé de singulières défaillances“…

Même le tribunal administratif de Melun, qui a pourtant confirmé sa mise à la retraite d’office, reconnaît le bien-fondé de son combat militant :

Il est constant que le fichier STIC comporte un nombre d’erreurs d’autant moins acceptables qu’elles sont susceptibles d’entraîner de graves conséquences pour les personnes concernées, au risque d’attenter aux libertés fondamentales, et que l’administration s’est affranchie depuis de nombreuses années des règles de gestion de ce fichier, notamment celles relatives à l’effacement des données, ceci sans qu’aucune mesure ne soit prise par les autorités concernées.

Le tribunal tenait également à souligner “le caractère illicite des actes auxquels M. PICHON a été confronté, à Coulommiers et à Meaux (…) et les graves déficiences dans la manière de servir de ses supérieurs hiérarchiques directs“. LesInrocks avaient ainsi rapporté comment, en février 2006, son supérieur hiérarchique, Jean-François M., avait proposé à Guy Drut, alors maire de Coulommiers, de lui communiquer “toute information, tout document ou tout élément procédural (qui) pourrait m’être utile en anticipation de tout contentieux avec les élus du canton de Coulommiers, le personnel de la mairie de Coulommiers ou tout administré dissident” (sic).

De l’exploitation des FacDet du journaliste

Dans un article intitulé “Le cas Pichon suivi en direct de l’Elysée par Guéant publié dans Marianne, le journaliste Frédéric Ploquin rappellait que la police avait, tout comme dans l’affaire des FacDet (factures détaillées, ou “fadettes“) du journaliste du Monde, oeuvré en marge de la légalité :

A l’époque, l’artillerie lourde avait déjà été déclenchée pour neutraliser le “traître”, notamment en recherchant les contacts téléphoniques entre le fonctionnaire et des journalistes. Et ce, dans le cadre d’une enquête préliminaire, sans l’autorisation expresse du procureur de la République.

Marianne a publié le fac similé d’un courrier signé par Claude Guéant, où celui qui était alors secrétaire général de l’Elysée écrivait qu’”il est opportunément possible de sanctionner le commandant de police Philippe Pichon“, ce que Frédéric Ploquin, journaliste d’investigation spécialiste de la police, interprète comme “une manière de couvrir, depuis le sommet de l’Etat, une enquête administrative diligentée parallèlement à une enquête judiciaire“.

Un précédent qui éclaire d’un jour nouveau les enquêtes “administratives” qui vont suivre, et notamment celles concernant les “fadettes” des journalistes.

A l’époque, Philippe Pichon n’avait pas de téléphone portable. Or, l’enquête a révélé que Nicolas Beau et lui s’était bien parlé au téléphone, mais sur le portable de sa belle-mère. Pour parvenir à cette identification, la police a donc nécessairement exploiter les fadettes du journaliste.

Empêché de travailler depuis 2009, Philippe Pichon avait porté plainte en 2011 pour “harcèlement moral et discrimination” en raison de ses opinions politiques, comme l’avait révélé Libération :

Formellement déposée contre X, l’action vise en réalité l’ancien ministre de l’Intérieur qu’est Nicolas Sarkozy et que Pichon tient responsable de l’acharnement procédural ayant abouti à un «interdit de paraître», formule administrative signifiant l’interdiction d’exercer.

La plainte a depuis été confiée à la juge d’instruction Sylvia Zimmerman, qui traite également la plainte du Monde pour violation du secret des sources.

Claude Guéant a, de son côté, le 6 mai 2012 au soir, déposé plainte contre Pichon au nom du ministère de l’intérieur pour “préjudice moral” en lui réclamant… 4 000 euros de dommages-intérêts. Le 6 mai au matin, le Journal officiel publiait le décret, signé Claude Guéant, permettant au STIC d’être fusionné avec JUDEX, son équivalent dans la gendarmerie (voir “Le cadeau empoisonné des fichiers policiers“).

Reste à savoir si Nicolas Sarkozy, Robert Pandreau, Charles Pasqua, Patrick Balkany, Jean-Charles Marchiani ou encore Roland Dumas y seront eux aussi cette fois fichés comme le sont tous les justiciables entendus comme “mis en cause” ou “victimes“… #oupas.

Mise à jour, 16h55 : le procès de Philippe Pichon a été ajourné, son avocat, William Bourdon, ayant déposé deux questions prioritaires de constitutionnalité (QPC). La première porte sur l’article 226-13 du Code pénal, qui punit d’un an d’emprisonnement et de 15000 euros d’amende la “révélation d’une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire“, dans la mesure où “aucune norme n’établit le caractère secret des informations contenues dans les fichiers de police judiciaire :

L’article 226-13 porte-t-il atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution et plus précisément au principe de légalité des délits et des peines ?

La seconde QPC porte quant à elle sur la légalité du STIC, qui constituerait, selon William Bourdon, une “présomption absolue de culpabilité et caractérise un obstacle majeur aux droits de la défense contrevenant ainsi à l’article 9 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen d’août 1789 ainsi qu’à l’article préliminaire du Code de procédure pénale“, dans la mesure où, également, il emporterait des “risques d’atteintes graves à la liberté individuelle, à l’exemple des mesures de fichage décidées à l’occasion d’une enquête de police administrative par des personnels de plus en plus nombreux à être habilités et échappant au contrôle effectif de l’autorité judiciaire“.

L’article 21 de la loi n°2003-239 du 18 mars 2003 (qui a légalisé le STIC, NDLR) porte-t-il atteinte aux droits essentiels de la défense et notamment aux principes généraux du contradictoire et de la loyauté de la preuve, droits et libertés garantis par la Constitution ?


Photo CC by-nc-sa Banksy kissing cops by Jan Slangen

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