Laura et les hackers: vers le neo-design

Le 10 août 2011

Étudiante aux Beaux-Arts de Toulouse, Laura a croisé la route du hackerspace le Tetalab. DIY, transdisciplinarité et sens de l'indiscipline, elle s'y sent comme un poisson dans l'eau. Reste à poursuivre ce chemin dans la vie professionnelle.

« Va donc au Tetalab et regarde si ça te plait. » En 2010, Nathalie Bruyère, professeur aux beaux-arts de Toulouse, suggère à son élève Laura d’aller faire un tour au tout récent hackerspace. Pour l’étudiante, ce sera une révélation, la confortant dans sa voie.

Car Laura et les hackers, c’est une vieille histoire d’amour qui a commencé inconsciemment :

Naturellement j’étais déjà un peu orientée dans cet univers, sans savoir qu’il existait. C’est surtout à la base un esprit de liberté qui se retranscrivait dans mon travail.

Quelques mois plus tôt, on a dit d’elle qu’elle faisait partie d’un groupe de “méchants hackers qui voulaient dérober des données.”, s’amuse-t-elle. En guise de vol, elle s’est livrée à du cybersquatting X en pastichant le site de la mairie de Toulouse. Il proposait des baisodromes publics et en plein air, les « baliloves », sur le modèle des Vélib’. Le but : analyser le degré de conditionnement des gens en observant dans quelle mesure ils ont gobé le discours du faux site, simplement parce qu’il se revendique d’une institution. Si l’on s’en tient à ce test, le taux de panurgisme local est notable.

Son devoir a moyennement plu à ladite mairie, qui lui a intenté un procès qui finira par un simple rappel à la loi. Il lui vaudra aussi de recevoir les félicitations du jury de son école et d’être major de sa promo. Comme quoi, la créativité est diversement appréciée.

C’est un projet sur les interactions homme-machine dans le cadre d’un atelier numérique qui la mettra sur la voie du Tetalab. “J’ai dû me mettre au AIML (Artificial Intelligence Markup Language, le code qui sert à programmer des intelligences artificielles, et qui est utilisé par les hackers, je me dépatouillais seule à l’école”, se souvient-elle. C’est alors que sa prof, dont le frère Marc est membre du hackerspace, lui donne ce précieux conseil. Laura aura désormais en soutien une bande de geeks qui a la bonne idée d’être branchée art : la petite troupe est installée dans un container de Mix’art Myris, un collectif d’artistes basé dans un énorme hangar et moyennement mairie-friendly.

Oui Laura est une fille avec du vernis ET elle soude. Un problème les garçons ?

« On t’apprend à être décomplexé par rapport à la technique »

Entre Laura l’artiste-techos et les techos-artistes, l’échange est mutuel :

« On t’apprend à être décomplexé par rapport à la technique. Pour résumer, si tu ne sais rien, ce n’est pas grave, tu apprendras sur le tas, en fonction des besoins que tu as pour ton projet, si tu en as un de précis ; tu ouvres des bécanes, tu casses, tu comprends, tu reconstitues, tu refais et refais, etc. Une fois passé ce cap de la persévérance, les choses apparaissent plus clairement. Les hackers t’apportent un soutien technique et moral. Tu apprends à maîtriser des compétences multiples, différentes mais complémentaires, comme taper du code pour un script ou réaliser un circuit imprimé. Tu deviens peu à peu pluridisciplinaire. C’est pratique quand tu veux réaliser des projets plastiques ou de design qui requiert des compétences techniques car tu peux les évaluer, calculer la faisabilité du travail, et agir sur ton travail jusque dans les moindres détails. »

Cette décomplexion est d’autant plus importante que le rapport au travail manuel est extrêmement sexué dans notre société :

Les femmes sont cantonnées aux taches conservatrices comme la cuisine ou la couture alors que les garçons, dès l’enfance vont recevoir des jouets qu’ils peuvent trifouiller. Du coup, il est beaucoup plus difficile pour une femme de bidouiller.

Et en retour, l’étudiante incite ses copains de containers à sortir du bois. Ainsi « à un moment il y a eu un appel à projet public qui concernait de la création numérique, se souvient-elle, et je leur ai dit : “allez les gars, faites-le, vous êtes forts, vous devez vous montrer aussi en tant que médium artistique et créatif et non uniquement technique et hermétique.” Je leur ai apporté l’envie de créer davantage avec leurs savoirs, leurs compétences. »

Sex Toy DIY, intelligence artificielle et scénographie cyberpunk

Si, associés à sa veine créative, code et hardware sont la doublette gagnante de Laura, c’est au prix de gros efforts et de quelques « pétages de boulette ». Led qui saute et casse tout, erreur dans le programme, il en faut de la persévérance, même bien entourée. Les difficultés qu’elle éprouve parfois en faisant de la couture, un de ses autres savoir-faire, se retrouvent : « parfois, c’est métaphysique, tu es fatiguée et tu vas passer ton stress dans tes branchements. » Mais une fois passé ce cap, « c’est royal ! »

De son immersion dans le milieu hacker, Laura a tiré une poignée de projets. Dans le genre politique ludique, dans la veine des Baliloves, les sextoys DIY (pour Do It Yourself, faites-le vous-même). Un projet qui rencontre du succès et que Laura va relancer. Si vous êtes tenté, voici le mode de fabrication exposé par leur créatrice, n’hésitez pas à envoyer des photos de vos réalisations.

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Laura s’est fait les mains sur AIML avec son gorgonocephalus artefactus, « un robot conversationnel assez primitif avec des capteurs qui détecte la présence du spectateur dans son périmètre ».

Nettement plus costaud, E-motions (v. vidéo ci-dessous) est « un projet qui synthétise deux ans dans le réseau des hackers : culture, pratique, rapport homme-machine, interaction, engagement éthique, politique et social, innovation et création. Le tout axé sur des problématiques de design. C’est le résultat de tout une digestion de choses denses. » DIY et opensource, bien sûr, il sera présenté à la Novela, « le festival sur les savoirs partagés » de Toulouse. Et son grand Å“uvre de fin d’études, ce fut une scénographie cyberpunk, présentée fin juin.

Divergence d’appréciations

La piste empruntée par Laura est diversement goutée par l’école, professeurs comme élèves. Il y a ceux que son travail laisse indifférents, voire rebute : « ce qui dérange, c’est qu’on ne sait pas trop comment la définir, et comme les gens aiment être rassurés, ils se renferment dans leur coquille. » Et puis il y a ceux qui sont attirés par ces problématiques de transdisciplinarité. Laura joue alors les « passeuses » : « Ils viennent me voir, me posent des questions. Je transmets la possibilité de le faire à fond, de venir au Tetalab. »

Par sa démarche, la jeune femme rejoint le nombre croissant d’artistes qui se rapprochent des hackers. En France, l’école d’Aix-en-Provence est particulièrement féconde : elle a donné lieu au concept d’Eniarof, une « fête foraine punk ». À la base, c’est un projet étudiant, monté par Antonin Fourneau, rappelle Laura.

Professionnellement, Laura ne se rêve pas en artiste « pure », c’est bien le design qui l’attire mais dans une version particulière qu’elle définit en long dans son mémoire : le néo-designer, en référence au personnage de Matrix1. Elle le présente comme « une hybridation du design industriel et du “design libre ou alternatif” » :

Il se redéfinirait par rapport au rôle qu’il a à jouer dans la société, l’industrie et l’économie. Ce serait un designer “pro-tech” et non pas “tech-push”2.
Il serait conscient de son pouvoir et se comporterait avec responsabilité et éthique. Il défendrait une idéologie qui rejoindrait  celle des communautés DIY et de l’open source. Il mettrait en avant dans sa pratique les qualités de l’être humain, serait libre par rapport au système du marché. Et ainsi, le design cesserait de valoir “à peine plus qu’un enrobage sucré pour nous aider à consommer davantage et plus facilement”3.

Une utopie ? Pas tant que cela puisque cette conception du métier de designer est déjà mise en pratique. Il y a par exemple la Free Beer proposée depuis 2005 par le collectif d’artistes danois Superflex et des étudiants de l’université de Copenhague. Free pour libre et non gratuite, comme les logiciels : la recette et les techniques de brassage sont sous licence Creative Commons, ce qui permet de les partager et remixer, y compris à des fins commerciales, et encourage donc « une forme d’économie participative et locale. »

En France, Christophe André, un ancien ingénieur, prône lui aussi un « design libre », en contrepoint à l’obsolescence programmée. Des entreprises s’y mettent également, comme Meta IT, une société qui fait dans « l’informatique durable pour l’entreprise », basée à Talence. Elle propose entre autre ALT®, un ordinateur de bureau éco-conçu et recyclable qui ne propose que le nécessaire. Et ce n’est pas fabriqué par des Chinois de Foxconn, mais en France.

Laura cherchera une entreprise où le courant passera comme dans ce circuit homemade.

Trouver un compromis équilibré pour ne pas se fourvoyer

Lucide, Laura sait que son projet professionnel ne sera toutefois pas une sinécure :

Il n’y a pas de structure pour l’instant dans le monde professionnel pour ce type d’approche. En tout cas, pas ou trop peu de structures viables. Il faut donc les construire. C’est presque impossible de postuler, seule dans mon coin, dans une entreprise avec cette position, c’est trop brutal, ça fait peur. Il y a des filières de design d’interaction qui s’ouvrent dans les écoles d’arts et de design. Je pense que je vais commencer à faire un tour par là pour voir ce qui s’y développe et voir quelle est la politique de ces pratiques.

Je pense persévérer même si ça risque d’être un chemin de croix. J’aimerais passer, peut-être pas ma vie, mais une partie de ma vie, à ce que les gens prennent conscience que certaines pratiques et habitudes, qui pouvaient être positives à une certaine période, sont devenues mauvaises. Il faut changer les choses et on a oublié que les gens pouvaient changer les choses.

Si le Danemark ou la Suède ont une approche du design qui lui correspond davantage, son avenir proche se jouera à Genève, où elle va suivre l’année prochaine un master média design à l’HEAD. La suite de l’itinéraire sera une question de compromis équilibré. Laura avoue ne pas avoir de certitude :

Qu’est-on prêt à laisser et à ne pas laisser quand on travaille avec des institutions et des entreprises ? En fonction de cela, il faut voir si on se fourvoie ou pas. J’ai peur comme plein de personnes de tomber dans le piège : il faut se nourrir… Et du coup on finit par oublier la finalité du projet. J’essaye toujours de ne pas m’accommoder. [Elle hésite]

Mais je ne sais pas. Si je travaille avec une entreprise avec une ligne éthique et une dimension humaine et qui veut quand même faire de la production, mais qui s’intéresse au client pas uniquement comme un consommateur et un moyen d’accroitre le bénéfice, là je serai prête à faire des concessions.

Il lui faudra rester vigilante, en ces temps où, elle le dénonce elle-même, le développement durable est « du marketing, de la récupération. C’est ça le problème, il faut arriver à avoir la force, et c’est pour cela que je salue le travail de Massimo Banzi [en], le co-créateur des circuits imprimés Arduino [en]. Il a transcendé le problème en ouvrant tout. »


Photos par Ophelia Noor pour Owni /-) [CC by nc sa]

MAJ : rectification sur l’AIEML et le site de la mairie de Toulouse, suite aux remarques des lecteurs.

  1. « Cela suggère que le designer, comme le personnage du film, pourrait sonner le glas d’une nouvelle ère. » []
  2. John Thackara, In the Bubble. Designing in a Complex World. Cambridge, MIT press, 2005 []
  3. Entretien d’Anthony Dunne avec par Christian Brändle, Woudn’t it be nice… wishful thinking in art and design, édition Les presses du Réel, 2008 []

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