Puissance de la dissémination, misère du droit… mort de la création?

Le 3 août 2011

Contre le droit et le copyright, un cliché du photographe israélien Noam Galai a traversé plusieurs dizaines de pays, pour s'afficher dans la rue ou sur des produits dérivés. Calimaq revient sur l'histoire et les enjeux de cette nouvelle circulation de l'image.

En 2006, le photographe israélien Noam Galai publiait sur son compte FlickR quelques photos de lui, en train de crier. Il ne se doutait pas que grâce à la puissance de dissémination d’internet et du numérique, ces clichés allaient connaître une incroyable destinée et faire à son insu plusieurs fois le tour du globe, en complète violation des règles du droit d’auteur et du droit à l’image…

Il y a 5 milliards de photographies dans FlickR, mais il devait y avoir quelque chose de très particulier dans les portraits de Noam Galai, car ces photos ont rapidement inspiré d’autres artistes, dans plus de 40 pays dans le monde, de l’Iran au Honduras, en passant par l’Espagne et l’Argentine, et sous des centaines de formes différentes  !

C’est cette histoire assez incroyable d’une oeuvre ayant fini par se détacher de son auteur et par vivre une vie indépendante que raconte la vidéo “The Stolen Scream”, tournée par Noam Galai pour témoigner de son expérience.

Deux ans après la publication des photos sur FlickR, une des collègues de travail du photographe lui raconte qu’elle a vu son visage imprimé sur un T-Shirt et s’étonne qu’il ne lui ait pas dit qu’il avait décidé de se lancer dans la confection de vêtements… Intrigué, Galai commence à faire quelques recherches sur Internet en utilisant le moteur de recherche d’images TinEye, et il se rend compte que son visage est devenu la matière première de centaines de créations éparpillées dans le monde.

Partagé entre le plaisir que sa photo suscite un tel intérêt et une inquiétude bien compréhensible, il décide de poster à nouveau sa photo sur sa page Facebook et il recueille par ce biais de nombreux témoignages de personnes ayant vu ce visage quelque part sur la Toile ou dans la réalité physique autour d’eux.

C’est à partir de là que le photographe a décidé de se lancer dans le projet de recenser les réutilisations de sa photo et d’en faire la “collection”. Avec les résultats de ce jeu de piste planétaire, Noam Galai a ouvert un site fascinant, Scream Everywehere, permettant de suivre de pays en pays l’incroyable périple de ses photos et leurs multiples réincarnations sous les formes les plus surprenantes : sur des couvertures de livres, dans des magazines, dans la presse, sur des sites internet, des couvertures d’album, des pins, des lampes de chevet, des cartes à jouer, des flyers, des T-Shirts, des planches de skate,des tatouages, des graffitis…

Coupure entre l’oeuvre et le créateur

Noam Galai a pu constater que son visage hurlant était devenu une sorte d’icône contestataire,  employée fréquemment pour critiquer les gouvernements et défendre les libertés. Ce type d’usages de son image n’est pas pour lui déplaire et il accepte également volontiers la réutilisation de ses clichés  par des créateurs dans un but artistique, notamment dans le Street Art. Mais ses photos ont également été utilisées par des firmes à des fins purement mercantiles, sans son autorisation et sans qu’un centime ne lui soit reversé. En tout et pour tout, les clichés n’ont donné lieu qu’à un seul contrat en bonne et due forme, signé avec le National Geographic contre rémunération pour une publication en couverture du magazine Glimpse. Mais dans la plupart des cas, son nom n’est pas mentionné comme créateur des clichés et il arrive même que la photo soit attribuée faussement à d’autres personnes.

Sur son site, qui lui a permis de bénéficier d’une certaine couverture médiatique, Noam Galai a ouvert une boutique en ligne, dans laquelle il vend toute une série de goodies illustrés avec la fameuse image, du T-Shirt au mug en passant par des objets plus improbables comme des cravates, des babygro ou des vêtements pour chiens ! Une sorte de revanche à la Andy Warhol !

Le cas de ce “cri volé” pose bien entendu de nombreuses questions juridiques. A la lumière de cette histoire, on mesure le gouffre qui existe entre la rigidité des règles de droit (droit d’auteur, droit à l’image) et la puissance des moyens de dissémination des contenus sur Internet. On prend également conscience de la fragilité du droit moral à la française, aussi bien en matière de droit à la paternité que de droit à l’intégrité des Å“uvres. Pour rétablir l’effectivité du droit, il faudrait déclencher une véritable campagne répressive à l’échelle planétaire, en intentant des actions en justice dans plus de 40 pays, sans avoir la garantie que les images ne continueront pas à se propager le temps que les juges rendent leur décision. Complètement chimérique : le droit est désarmé devant l’ampleur de l’appropriation collective de cette image.

A ce stade de diffraction, il se produit en réalité une véritable “coupure” entre l’oeuvre et son créateur, qui révèle sans doute le caractère fictif d’un des ressorts les plus profonds du droit d’auteur depuis Kant : l’idée que l’oeuvre constitue une extension de la personnalité du créateur et que c’est à ce titre qu’elle mérite protection (théorie de la personnalité). Et ici, cet effet dépossédant est encore plus puissant, puisque l’oeuvre correspond au portrait de l’auteur, sa propre image corporelle.

Comment ne pas penser à ce que disait Le Chapelier au moment de la Révolution à propos de la nature particulière de la propriété intellectuelle ?

Lorsqu’un auteur fait imprimer un ouvrage ou représenter une pièce, il les livre au public, qui s’en empare quand ils sont bons, qui les lit, qui les apprend, qui les répète, qui s’en pénètre et qui en fait sa propriété.

Conjurer la dépossession

Les photos de Noam Galai étaient bonnes, au point que le public s’en est emparé, jusqu’à changer leur nature et à une telle échelle que la machinerie du droit ne peut plus inverser le processus. A défaut d’être juridiquement des choses publiques, ces œuvres sont devenues la chose du public.

Puissance de la dissémination, misère du droit… Mort de la création ? Comme on se plaît à nous le répéter en ce moment ? Certainement pas.

Notons d’abord que la dissémination de cette image, en dehors de tout cadre légal, a été l’occasion d’un véritable foisonnement créatif, par la multitude d’œuvres dérivées produites.

Mais c’est surtout la réaction de Noam Galai que je trouve excellente, car en ouvrant son site et en traçant les usages de son oeuvre, elle lui a permis d’être restauré dans sa qualité d’auteur, bien mieux que n’auraient pu le faire des procès. Plutôt que de faire appel à la face répressive du droit, sa manière de conjurer la dépossession a été de créer à nouveau, en donnant naissance à une nouvelle oeuvre – son site – fédérant les réutilisations illicites de ses photos. Une manière de répondre au Remix par le Remix, par le biais d’une méta-création,  le replaçant au centre de la nébuleuse d’oeuvres engendrées grâce à  sa  matière première,  lui donnant un sens supérieur qu’il était le seul à pouvoir faire émerger. Et cette démarche positive est payante, car elle lui a permis de se constituer un capital symbolique non négligeable, doté sans doute de plus de valeur  pour sa carrière d’artiste que le capital financier qui lui a échappé.

Dans ce cas limite, il y a bien mort du droit d’auteur, mais pas celle de la figure de l’auteur, ni de la création.

Ce que l’on peut tout de même se demander, c’est pourquoi le photographe continue à placer les images sous copyright « tous droits réservés » sur Flickr, l’endroit où tout a commencé. Étant donné les positions qu’il exprime (dans la vidéo notamment), il me semblerait plus cohérent qu’il place désormais ces clichés sous licence Creative Commons Paternité Pas d’Usage Commercial (CC-BY-NC).

Je lui ai posé la question sur Twitter et s’il me répond, je ferai figurer ci-dessous sa réponse.

[Mise à jour du 20/06/11 : et voici sa réponse... un brin décevante, mais logique en un sens]

@Calimaq It doesnt really matter anymore i  guess :) i keep the rights for all my photos – this way i can sell my images and make some money

[ndlr : @Calimaq Ca ne compte plus vraiment je suppose :) Je conserve les droits pour toutes mes photos comme ça je peux vendre mes images et gagner un peu d'argent]

Je vous laisse avec cette autre vidéo retraçant le beau geste d’une artiste peintre, Laurien Renckhens, ayant copié la photo de Noam Galai sans connaître son auteur et qui décida, en apprenant son histoire, de lui offrir la toile qu’elle avait produite.

Nous avons manifestement beaucoup à apprendre des pouvoirs du don…

PS : (Mise à jour du 20/06/11) : Noam Galai a repéré que je parlais de son Cri volé et que je réutilisais moi aussi son image. Me voilà à mon tour inclus dans son Grand Oeuvre…

Great blog post about my stolen scream. its in French, but you can always use google translate

[ndlr : Excellent billet de blog à propos de My Stolen Sream. C'est en français mais vous pouvez utiliser google translate.]

PPS : (Mise à jour du 21/06/11) : ce billet a réalisé quelque chose d’improbable : il a été retweeté à la fois par @EricWaltR, secrétaire général d’Hadopi et par le @PartiPirate !


Article initialement publié sur S.I.Lex, le blog de Calimaq

Crédits photo : Tous droits réservés (ou presque) noamgalai

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