Les mauvais chiffres du premier tour

Le 22 avril 2012

Constat d'après premier tour : durant des semaines, les candidats ont multiplié les bourdes dès qu'ils faisaient référence à des chiffres. Voici le classement de ces grosses boulettes, magistrales gamelles ou discrètes bêtises - concernant notamment les deux candidats en lice pour le second tour. Florilège réalisé par les journalistes de donnés d'OWNI en partenariat avec i>TÉLÉ.

Lancé en partenariat avec i>TÉLÉ pour vérifier les déclarations chiffrées des six principaux candidats à l’élection présidentielle, le Véritomètre a vu voltiger des centaines statistiques en deux mois de factchecking. Après ce premier tour, nous vous livrons un condensé des plus grosses erreurs des prétendants à l’Élysée, rangées par type de bourdes. Un panorama synthétique des libertés prises avec les statistiques officielles au travers duquel perce, peut-être, une certaine vision des Français et du genre de pilule que les équipes de campagne veulent leur faire avaler. Expliquant, peut-être, les surprises des résultats du suffrage de ce dimanche.

L’arrondi qui tue

Parmi les reproches les plus courants que nous ont adressés les membres des équipes de campagne des candidats, il y a la question des arrondis : selon eux, nous étions “trop sévères” avec les pauvres politiques essayant par un gros chiffre qui tombe juste de faire la démonstration que la France va mal. Une remarque étonnante, surtout venant d’un candidat comme François Bayou, lequel a fait du “discours de vérité” le point d’orgue de sa communication politique. Champion du redressement des finances publiques, c’est pourtant le même candidat du Modem qui sous-estimait de 8,7% le budget de l’Etat un matin sur Europe 1 :

L’argent que dépense l’État, les collectivités locales et la Sécu, c’est 1000 milliards, 1000 fois 1000 millions par an.

L’estimation était révisée à la hausse de 5% par le même candidat, trois semaines plus tard sur RTL cette fois-ci :

La France dépense un peu plus de 1000 milliards de dépenses publiques par an, mettons 1050 milliards.

Le vrai chiffre est encore 44 milliards au dessus : 1094 milliards d’euros en 2011 selon l’Insee. Cet arrondi serait, nous a-t-on assuré dans l’entourage du candidat, “au service d’une démonstration”. Mais pourquoi, alors, François Bayrou reproche-t-il quelques dizaines de milliards de surcoût dans le programme d’un de ses concurrents quand lui-même en oublie une centaine ?

À ce petit jeu, le président sortant lui-même a fait très fort puisque la première mesure de sa campagne, présentée en direct sur TF1 le 15 février, s’appuyait, elle-aussi, sur un chiffre incorrect mais bien rond :

Aujourd’hui, il y a seulement 10 % des chômeurs qui sont en formation.

Pointilleuse, notre équipe de data-journalists s’est penchée sur les derniers chiffres disponibles du ministère du Travail : vieux de 2009, ils indiquaient seulement 8% de demandeurs d’emplois en formation, soit 20% de moins qu’annoncés par le chef de l’État. Un arrondi, nous ont reproché de nombreux internautes, trouvant ce “0% de crédibilité” injuste pour “2%” de plus. Pourtant, ces deux points de chômeurs en formation représentent la modeste foule de 140 000 et quelques demandeurs d’emplois non inscrits à des formations, soit l’équivalent de l’agglomération de Clermont-Ferrand.

Derrière des arguments de forme, selon lesquels il serait trop long de donner “le chiffre complet”, se cache plus souvent le désir d’un “bon chiffre”, frappant l’esprit au détour d’une phrase et facile à mémoriser.

Question d’échelle

Mais il n’y a pas que dans les chiffres que la recherche du raccourci fait des ravages. À cause d’une mauvaise documentation, les candidats ont parfois énoncé des énormités y compris sur leur propre domaine d’expertise. Par exemple, ce n’est pas sur l’immigration ou la sécurité qu’Eva Joly nous a offert sur Canal + son plus gros écart, mais sur le logement, un des points phares de son programme :

Il y a 2 millions de logements vacants en région parisienne.

Le chiffre officiel le plus récent que nous ayons trouvé fait en réalité état de… 329 000 logements vides en Île-de-France ! Il existe bien deux millions de logements vides, mais dans toute la France.

De son côté, le candidat de l’UMP s’avançant sur le terrain des énergies vertes a de beaucoup surestimé les investissements dans la filière renouvelable lors de la conférence de presse de présentation de son programme :

Vous dites qu’on a bien du mal à affecter le chantier éolien. Ah bon ? Le chantier éolien c’est 12 milliards d’euros.

Avec un tel budget, les rotors auraient remplacé les réacteurs nucléaires sur les côtes normandes. Sauf que, s’il y a bien 12 milliards d’euros d’investis dans l’énergie éolienne, ce n’est pas en France, mais dans toute l’Europe ! Et le chiffre ne vient pas d’un obscur think tank mais du ministère de l’Écologie lui-même (lequel sous estimerait légèrement l’effort financier, selon le groupement des industriels européens du secteur). En réalité, c’est plutôt 1,2 milliard d’euros qui auraient été injectés par la France dans l’éolien, là où l’intégralité des investissements n’ont atteint depuis la première éolienne en 1991 que 7,164 milliards.

Derrière ces énormités, le raccourci semble évident : un gros chiffre trouvé au détour d’un rapport, mettant en valeur un atout ou une faiblesse structurelle. Las, pas le temps dans une interview ou un discours de finasser.

Sauf que ce sont généralement dans des sujets de niche que les terminologies sont les plus importantes : quand François Bayrou prétend qu’il ne subsiste que 100 000 emplois dans la “filière textile” dans Des paroles et des actes avant de parler du “sportswear”, il ne semble pas savoir que l’on ne parle de “textile” que pour les métiers de préparation du tissu et que “l’habillement” est, au sein des instances représentatives de ces industries, compté totalement à part. Et que, loin de ces 100 000 salariés, ils n’étaient déjà plus que 70 527 à travailler à la préparation des tissus en France en 2010.

Des chômeurs toujours prêts à rendre service

Mais les candidats font souvent mine de ne pas comprendre un sujet bien moins pointu et étroit que l’industrie des tissus : les questions d’emploi. Alors que le chômage est l’une des principales préoccupations des Français et qu’il constitue un sujet de débats permanents entre le sortant et les prétendants, aucun des candidats n’a pris le temps de décrire les différentes catégories de demandeurs d’emplois, à la notable exception de François Bayrou qui évoquait à Perpignan :

Un pays qui a presque 5 millions de chômeurs à temps complet ou à temps partiel.

À d’autres reprises, le candidat du Modem et ses concurrents n’ont pas eu ce soucis de précision. Entre les cinq catégories de demandeurs d’emplois, désignées par les lettres A à E (A, désignant les personnes sans aucune activité, B et C avec une activité partielle et D et E, ceux n’étant pas inscrit au début ou à la fin du mois à Pôle emploi), il leur est arrivé même de jongler dans une même intervention ! Sur TF1, le 27 février, François Hollande tire ainsi un bilan quelque peu réducteur du chômage :

dans une période de chômage, telle que nous la connaissons, trois millions de chômeurs

Par “bonne foi”, l’équipe des vérificateurs d’OWNI a considéré qu’il fallait vérifier une déclaration en supposant que le candidat se rangeait à la définition du chômage la plus proche du chiffre avancé, en l’occurrence, de la catégorie A des chômeurs à temps plein qu’il surestimait d’un peu moins de 5%… mais cinq minutes plus tard, il change de définition pour critiquer le bilan du président sortant :

Avoir eu pendant le dernier quinquennat un million de chômeurs supplémentaires, c’est un échec.

Y avait-il seulement deux millions de chômeurs sans activité en 2007 ? On en est loin : selon la Direction des études statistiques du ministère du Travail (Dares), l’augmentation n’a pas dépassé les 750 000. En revanche, ce chiffre est bien atteint pour une autre définition du chômage (catégorie A, B et C).

De l’Outre-Mer à l’oubli

Les chiffres officiels du chômage contiennent en eux-même un biais considérable : ils écartent purement et simplement les départements d’Outre-Mer ! Les chiffres de la Dares pour février 2012 recensent ainsi 4 278 600 demandeurs d’emplois de catégorie A, B et C en métropole. Mais ils sont 4,47 millions en comptant les chômeurs de Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion, soit près de 270 000 de personnes ignorées par la statistique de référence !

Dans la dernière île seulement, le Pôle emploi recense 20 200 inscrits, soit plus que dans toute la région Poitou-Charentes pour une population de 60% inférieure. Épisode pittoresque par excellence des tours de France des candidats, le passage par les départements ultra-marins (notamment les Antilles) ne laisse généralement que peu de souvenirs dans les chiffres évoqués en métropole. Loin des yeux, loin du coeur, deux mois après avoir rendu visite aux Français des Caraïbes, François Hollande les oubliait déjà pour flatter les jeunes réunis autour de lui à Bondy pour son discours du 16 mars :

La Seine-Saint-Denis est le département le plus jeune de France.

Entre l’Atlantique et la Méditerranée, l’Insee donne raison au candidat socialiste : avec 440 865 habitants de moins de 20 ans en 2010 sur 1,527 million d’habitants, la Seine-Saint-Denis détient le taux record de 28,86% de jeunes. Mais seulement en métropole. Car, un océan plus loin, tous les territoires français affichent une population plus jeune encore : 29,5% de moins de 20 ans en Guadeloupe, 34% à la Réunion et, record de la France entière, 44,4% pour la Guyane. Un record auquel s’ajoute un taux de chômage de 45,1% chez les jeunes de moins de 24 ans. Une performance rarement évoquée dans les discours.

L’ivresse des records

Pour jouer aux réformateurs, en revanche, les candidats, et notamment le président sortant, stigmatisent à tout va la France comme le pays dernier de la classe, y compris en direct dans l’émission Parole de candidat face à quelques millions de téléspectateurs :

La France est le seul pays au monde où lorsqu’il y a une crise, le prix de l’immobilier augmente.

L’effet escompté est évidemment de dénoncer un archaïsme honteux ou bien un système grippé que tous les régimes précédents auraient protégé jusqu’à ce jour et que l’impétrant compte bien renverser une fois au pouvoir (quand bien même il l’est déjà). Sauf que, le monde est vaste et il y a toujours un pays pour écorner la démonstration : dans le cas de l’immobilier, il a suffi aux vérificateurs du Véritomètre de passer en revue les États européens pour en trouver trois – Suède, Finlande et Norvège – où les prix de l’immobilier avaient également augmenté ces quatre dernières années.

En dehors de la sortie de Marine Le Pen, correcte à Nice quand elle déclare que le taux de syndicalisation français est “le plus bas du monde occidental”, rares sont les tirades de ce genre qui résistent à la vérification. Spécialiste des classements en tout genre (des forêts jusqu’aux salles de classe), François Bayrou a bien essayé pour interpeller son auditoire d’exagérer la situation française :

Nous sommes le seul pays dans notre situation en Europe (…) qui soit devant un épouvantable déficit du commerce extérieur.

C’était sans compter les bases de données d’Eurostat, lesquelles nous ont appris qu’il y avait bien pire que nous. Et, cette fois-ci, nul besoin d’aller chercher en Pologne ou dans les pays scandinaves pour savoir qui surclasse Paris en matière de déficit commercial : avec 117,4 milliards d’euros de déficit commercial en 2011, c’est la Grande-Bretagne qui arrive première en UE, avec près de 50% de dépendance économique extérieure de plus que la France.

En dehors de l’efficacité de la formule, permettant d’assurer que “la France s’est mieux sortie de la crise que quiconque” et autres superlatifs, ce type de comparaison excessive a l’avantage de frapper l’esprit d’une formule sans obliger le candidat à avancer un chiffre ou à détailler les raisons expliquant un retard.

Maths

À l’extrême opposé de ces “chiffres chocs”, il arrive que le citoyen spectateur d’un meeting ou d’une interview se voit infligé une interminable démonstration bourrée de chiffres censée révéler une vérité cachée à grands coups de maths. En la matière, le champion toutes catégories reste François Bayrou, lequel s’est à plusieurs reprises (Angers, Besançon, Parole de candidat…) autoproclamé “président, trésorier et fondateur de l’association pour la défense du calcul mental”. Sa plus célèbre démonstration, restée gravée dans la mémoire de nos journalistes de données, reste la comparaison entre les voitures produites sur le territoire français par Renault et celles fabriquées en Allemagne par Volkswagen :

Je suis très frappé par ces chiffres-là : en 2005 toujours, Volkswagen produit en Allemagne 1 200 000 véhicules par an et, au même moment, Renault produit en France 1 200 000 véhicules par an, le même chiffre. Cette année, sept ans après, Volkswagen va produire en Allemagne 2 200 000 véhicules, presque le double, et chez nous Renault va produire en France 440 000 véhicules, trois fois moins que ce qu’il produisait en 2005.

À la sortie de ce tunnel, ceux qui auront réussi à suivre l’enchaînement des chiffres (malgré le débit plutôt modéré du candidat du Modem) auront saisi la question sous-jacente : pourquoi Renault produit moins sur son territoire alors que l’Allemagne produit plus ? Sauf que, dans le détail, tous les chiffres évoqués ici sont incorrects. Selon les sources officielles : en 2005, déjà, la marque allemande affichait 40% de production en plus sur son territoire que le leader français (1,913 millions de véhicules produits côté Volkswagen contre 1,318 millions chez Renault). Quant aux derniers chiffres, s’ils “renforcent le constat”, comme nous l’avait rétorqué François Bayrou sur le plateau de i>TÉLÉ où nous lui avons présenté le graphique, ils n’en étaient pas moins tout aussi éloignés de la réalité.

L’autre grand classique est le calcul “à la volée” de l’impact d’une taxe. Invitée de Radio France Politique, Eva Joly a ainsi vanté les sommes mirifiques que récupérerait l’Union européenne en imposant une “taxe Tobin” :

Un taux de 0,005% pour la taxation des transactions financières dans la zone euro produit 172 milliards

Malheureusement pour la candidate d’Europe écologie-Les Verts, le calcul avait déjà été fait et à un taux bien supérieur : avec 0,1% d’imposition sur les mêmes transactions financières, la Commission européenne n’entrevoyait ainsi que 57 milliards par an de collecte, soit trois fois moins pour un taux vingt fois supérieur.

Vieilles de 12 ans

Les candidats ne vont parfois pas chercher aussi loin. Parfois, ils se contentent d’utiliser un “vieux chiffre à la mode”, répété à tort et à travers dans les enquêtes et les études sur un sujet. Bien que candidat le plus précis de la campagne de premier tour, Jean-Luc Mélenchon n’échappe pas à la règle quand il déclare sur France info :

80% des Smicards sont des smicardes !

Cette statistique, elle circule dans toutes les directions et depuis longtemps. Très longtemps. Au moins en 2000, puisque la source première de ce chiffre (rarement citée) est l’ouvrage de la sociologue et directrice de recherche au CNRS, Margaret Maruani, “Travail et emploi des femmes”, paru en mars 2000 aux éditions La Découverte. Or, il existe des études plus récentes dont les conclusions sont différentes. La dernière en date que nous ayons pu trouver remonte à 2006, mais peint un portrait fort différent des salariés payés en Smic : elle constate également une prépondérance de “smicardes”, mais elles représentent 56,% des salariés au Smic contre 43,6% pour les hommes. Au regard de cet écart, les chiffres vieux d’une année cité par Jean-Luc Mélenchon à Marseille quant aux accidents du travail suivis d’une incapacité permanente relèvent du petit oubli de mise à jour.


Illustration par Loguy pour Owni /-)

Posters réalisés par l’équipe du Véritomètre via le Motivator.

Les vérifications des interventions sont réalisées par l’équipe du Véritomètre : Sylvain Lapoix, Nicolas Patte, Pierre Leibovici, Grégoire Normand et Marie Coussin.
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